Milan doit son cœur et son portefeuille aux Navigli [canaux], le vaste réseau de navigation qui utilisait autrefois plus de lignes que le métro de Londres. Il y a cinq cents ans, Léonard de Vinci avait réalisé un système hydraulique qui faisait arriver des canaux jusqu’en Suisse, au lac de Côme et à l’Adriatique en passant par le fleuve Pô. Les exportations sortaient, et les ingrédients entraient. Les truffes piémontaises, les légumes de Lombardie et les fruits de mer de l’Adriatique étaient stockés dans les grands entrepôts qui longent encore cette zone de docks.
Vers les années 80, les Navigli dessinaient une figure triste en bordure sud de Milan.
Les canaux avaient été cimentés pour construire des routes ; la Via Tortona était un gâchis post-industriel avec un seul restaurant à son nom. Mais les loyers bas attiraient des faiseurs de mode qui cherchaient désespérément de l’espace pour leur atelier, et tous désiraient un verre après le travail. Des marchés de rue comme celui de Papiniano envahirent les rues vides, en créant une source de produit pour les restaurants abordables qui surgissaient le long du marché. Cet orage parfait insufflait l’innovation, sous la forme de bistrots à tapas espagnols, de délis grecs authentiques et de restaurants de Ceylan, aucun desquels ne se trouverait dans l’un des quartiers plus chics comme celui de San Babila. Ces entrepôts sont maintenant un lieu fabuleux pour les bars à apéritifs dînatoires et les défilés de mode.
Pendant la Semaine de la Mode et le Salone del Mobile [Salon du Meuble], les Navigli sont la destination du jour. La zone Tortona est là où vous cherchez des hôtels branchés et des galeries de design, et les dîneurs peuvent même « faire un de Vinci » en prenant une péniche jusqu’aux restaurants de Trezzano sul Naviglio, une petite ville à 10 km au sud de Milan, pour rentrer à Milan à minuit.
Rita n’est pas moins qu’une institution. Ce bar du Naviglio Grande a aidé à ancrer le quartier, il y a bien longtemps, comme un one-stop-shop où boire des cocktails, manger des canapés et bavarder – dans cet ordre. Il se vante aussi d’avoir été le pionnier de l’institution, diffusée maintenant dans toute l’Italie, de l’aperitivo, soit l’apéritif à la française. C’est l’expansion du « de six à huit heures » où l’on trouve entassés sur le bancone (comptoir) des charcuteries, des pizzetta, tramezzini et autres bouchées légères. On a confiance que vous n’allez pas grignoter plus que votre juste part parce que le dîner officiel, le must italien, est sur le point d’arriver.
Le banquet self-service de Rita est aussi plus salutaire que la plupart des autres, avec beaucoup d’amuse-gueule crus au choix.
Bien que Rita ne soit pas un bar récent, sa liste de boissons n’est pas du tout datée.
Le yuzu et la bière au gingembre font partie de la liste des ingrédients, tandis que parmi les cocktails plaisamment nommés, les têtes d’affiche sont Rosemary’s Baby (un Armagnac avec du mousseux à la confiture d’abricot) et Suffering Bastard, un long drink provenant du vénérable Shepheard’s Hotel du Caire. Pour décor, ambiance américaine années 50 avec un pezzettino (un peu) de l’ambiance classique Cinecittà. Les affiches vintage font de la publicité pour des cigarettes et des boissons alcoolisées d’une ère moins saine que la nôtre, il y a soixante ans.
On peut se perdre dans l’El Brellin. Imaginez cinq salons pêle-mêle (dix si l’on compte les escaliers à mi-chemin entre chaque pièce) répartis sur deux étages.
Étant un immeuble qui date du 18ème siècle, le plafond est en bois, le sol est en pierre et les toilettes ne peuvent servir qu’une personne à la fois. Une belle terrasse extérieure est aménagée après le Salone del Mobile en avril chaque année.
La cuisine est aussi classique que les nappes blanches amidonnées du Brellin. Les mots d’ordre culinaires sont la consistance et la fiabilité, en laissant l’innovation au cabinet d’architectes de l’autre côté de la rue. Pour le déjeuner et le dîner, sept jours sur sept, les habitants s’empressent pour le risotto au potiron et l’osso buco de veau, tandis que les serveurs à la cravate nouée et aux coupes de cheveux non hipster griffonnent les commandes sur des calepins comme si on était encore dans l’ère prénumérique des années quatre-vingt. Non pas que le flan aux cèpes et les pappardelle au ragoût de sanglier ne soient pas absurdement savoureux. Évitez seulement de demander quelques gouttes de pamplemousse sur votre branzino [bar] grillé.
Comme il sied à un tel restaurant séculaire, la carte des vins est exquise. Le Brellin recèle dans sa grande cave des trouvailles locales comme le Sassella Valtellina Superiore du début du siècle, ainsi que quelques Amarone spéciaux des environs de Vérone. Une poignée de vintages hors carte datent des années 1950, quand le Naviglio sur le devant a été bétonné, au désespoir des lavandières locales.
À la fois bistrot et restaurant : un établissement massif où vous pouvez arriver pour des cocktails à six heures et repartir plus lourd de quelques kilos (et plus léger de 50 €) aux premières heures du matin. Cet ancien chantier de réparations navales (tout a une origine de réparation dans les Navigli) a même de la place pour un magnifique jardin-jungle à l’arrière.
Les piliers d’Officina ne jurent que par les G&T servis dans le bar à gins dédié, le premier bar de ce type à Milan à avoir ouvert ses portes, il y a une dizaine d’années.
Des distillations capiteuses de Minorque, de Londres et des États-Unis font que même l’Hendrick’s ressemble à une boisson de débutant. Faites un saut ici pour l’apéritif lorsque les plateaux grouillent de pâtes, chips et tranches de concombre.
Puis le dîner arrive. La fantaisie voit les ingrédients locaux certifiés (bœuf, veau et speck) respectivement coupés en petits morceaux pour un tartare, sautés et trempés dans de la confiture de prunes, et servis avec des frites de couleur violette.
Mais écoutez : la pâte des tagliolini est infusée dans du café, le turbot a une croûte de sésame, et la polenta est à base de semoule de sarrasin. Pourrait-on en demander davantage ? Les traditionnalistes peuvent heureusement, en regardant tout cela avec horreur, commander une cotoletta alla Milanese [côtelette panée à la milanaise].
Et n’oublions pas le four à bois de lOfficina qui fait cuire de délicieuses pizzas plus vite que l’usine Fiat à Turin fait de voitures. Le pizzaiolo (celui qui fait les pizzas) fait cuire constamment la « Norcia » avec du porc ombrien et la « Reale » avec de la mozzarella de bufflonne et du jambon de Parme.
Prenez un barman barbu, ajoutez un chef d’avant-garde, plus deux fabricants de pâtes et une direttrice qui aime faire la cuisine : le résultat est Taglio, un café-brunch-dîner avec un emporium de nourriture sur le côté. Cette dernière section ressemble aux derniers rayons « range-les-en-haut » d’Ikea. Mais ici les rayons grouillent de pâtes de Gragnano, d’huiles des Pouilles et de pains arrivés directement de la boulangerie historique Grazioli.
Si Taglio est célèbre pour quelque chose, c’est le café. Le personnel aime tellement les techniques de mélange et d’infusion que le deuxième championnat italien d’AéroPress (parrainé par la célèbre machine à café américaine) s’est tenu ici. Les différents cafés filtre et les concoctions dérivées de Chemix ont pour résultat que commander un cappuccino avec garniture à la noisette semble assez ordinaire.
Les tables de réfectoire de Taglio entrent en fonction au déjeuner. Le chef Domenico Della Salandra fait servir des assiettes de lapin galonné de truffes noires et de ravioli farcis aux anchois avec tomates rôties. Et oui, on peut aussi demander une cotoletta si on doit le faire.